vendredi 20 mai 2016

Moi gouffre où tous les moi tombent, pris de vertiges


Le philosophe Raymond Geuss (né en 1946 et qui a publié récemment A World Without Why) est une curiosité puisqu'il est un philosophe américain formé dans l'école analytique mais spécialiste de Nietzsche et de ce qu'on a appelé la Théorie Critique (l'école de Francfort qui tentait de reprendre chez Marx ce qui y aurait une "valeur émancipatrice" tout en critiquant de l'intérieur certains de ses fondements étatiques, positivistes ou hégéliens). Il est donc difficile à classer comme une sorte d'herméneute mais en plus tranchant que l'hérméneutique.

Dans cette vidéo postée aujourd'hui, il résume sa critique et déconstruction du concept de "nihilisme". En gros, il dit que de nombreux philosophes (depuis des religieux et anti-religieux du XIXe jusqu'à Heidegger au XXe) n'ont cessé de dire que le problème central de notre modernité était le Nihilisme. C'est particulièrement ambigu chez Nietzsche où il y a un nihilisme actif contre les valeurs traditionnelles et un nihilisme réactif qui s'attaque finalement à toute valorisation vitale (Nietzsche est donc accusé d'être nihiliste tout en étant un des premiers à ne cesser de dénoncer le nihilisme). De même chez Heidegger, son attaque contre le concept de "Raison" consiste à dire qu'elle n'engendre que nihilisme dès lors qu'elle réduit tout à ce dont on peut "rendre raison" et on ne peut s'empêcher de penser que ce procès contre la "Raison" a une tonalité nihiliste. 

Geuss définit surtout le nihilisme comme une impression de perte de normes (de normes de justification de nos actions). Il dit que la philosophie moderne à force d'analyser des raisons de manière de plus en plus désincarnée, abstraite ne peut que conduire à une forme de nihilisme. La neutralité axiologique pure (ou le solipisme méthodologique) dans la méthode au point de départ produit le nihilisme au point d'arrivée. qui serait donc une sorte de scepticisme radicalisé en scepticisme pratique (alors que le pyrrhonisme traditionnel ne s'attaquait qu'à la spéculation théorique). Mais Geuss y voit en fait un faux problème théorique qui cacherait plutôt ce que Weber appelait le "polythéisme" (un pluralisme de valeurs en conflit) plus que le nihilisme. Le problème ne serait pas que nous ne croyons plus en RIEN (NIHIL) mais que nous croyons en plusieurs contenus hétérogènes, moins systématisés, moins cohérents et donc en un sens en plus de choses, pas moins, sans pouvoir toujours justifier comment toutes ces normes s'articulent entre elles quand elles se contredisent. 

Soit. 

Mais sa déconstruction continue en disant que le nihilisme est un faux problème car nous ne l'utilisons que comme une insulte pour des adversaires. Le nihiliste serait toujours autrui : le sceptique pour le dogmatique, l'athée ou l'agnostique pour le religieux, l'ascète plein de ressentiment pour Nietzsche, le pragmatique pour le métaphysicien, le métaphysicien et/ou le technoscientifique pour Heidegger, le démocrate pour le nostalgique du totalitarisme, l'art contemporain pour ceux qui croient encore en l'art, l'égoïste pour le moraliste, l'individu dépolitisé et narcissique pour le militant politique, le relativiste pour tout le monde. Et cela prouverait donc que ce n'est qu'un faux problème puisque ce ne serait qu'un jugement de valeur qu'on utilise depuis une norme pour critiquer l'absence de cette norme particulière chez quelqu'un au lieu d'admettre une pluralité de normes en conflit. 

Je suis nettement moins convaincu par ce dernier argument. 

Si le nihilisme contemporain paraît souvent être un problème aigu dans ce qu'on appelle la Philosophie Continentale (depuis Nietzsche), c'est aussi parce qu'on peut le percevoir comme un problème "en première personne". Qui n'a jamais éprouvé face à la Fluidification Infinie de toute chose dans le monde moderne (pour reprendre encore la métaphore de Zygmunt Bauman) une "crise du désir" qui serait une des clefs du nihilisme (sur ce point Bernard Stiegler y a beaucoup insisté même si cela peut paraître être de la psychologie collective facile). Le problème ne serait pas seulement qu'on a plusieurs normes ou qu'on veut imposer une norme mais bien que dans certains cas on ne sent plus du tout la force de normes dont on reconnaît une valeur d'un autre point de vue. "The best lack all conviction". Si on se dit qu'on devrait se politiser et qu'on reste dépolitisé ou si on juge intellectuellement et de jure que le relativisme est absurde et qu'on en reste de facto à un éclectisme contradictoire, on vit alors le nihilisme de l'intérieur, chez soi comme une scission dont on ne voit pas de solutions. Et dire que notre manière de philosopher ne fait que causer le (faux) problème ne dénoue pas vraiment la difficulté car on ne conçoit pas vraiment cette manière alternative de philosopher qui suffirait à nous délivrer de cette illusion que tout se réduit à des constructions de valeurs illusoires

Geuss tente de rassurer en disant que le sujet engagé dans sa vie pratique éprouve toujours les normes et que nous feignons seulement de nous effrayer du déclin de certaines normes transcendantes mais il n'est pas certain que la philosophie puisse suffire à soigner la réaction de misologie résignée ou indifférente qu'elle peut au contraire causer.  

Un argument contre ce "faux" problème deviendrait alors que le nihilisme tend à devenir un réseau de plusieurs problèmes réels dès lors qu'on superpose tous ces verdicts ambigus de nihilisme. On ne ferait qu'agraver la difficulté à chaque fois qu'on n'a plus le soin de bien définir que ces différents doutes modernes devraient être distingués. Le problème est plus une prophétie auto-réalisatrice qu'un diagnostic, mais cela peut-il suffire à dissoudre le problème en nous réconciliant avec cette confusion des normes (qui ne serait alors qu'un autre nom du "nihilisme"). 

David Lewis avait dit (dans "Elusive Knowledge", sa définition contextualiste du concept de connaissance) que l'épistémologie (la recherche de normes de justification de la connaissance) est par essence une dissolution de son sujet car plus on précise ces normes, plus la connaissance certaine paraît inaccessible. Et cela pourrait être vrai de toute philosophie. Dès qu'elle analyse un problème pratique ou théorique, elle pourrait alors engendrer une nouvelle difficulté dans la norme de justification. Le nihilisme et la misologie sont des ennemis de la philosophie car ils sont des réactions ou des contre-coups de la philosophie : Calliclès comme le disciple plein de ressentiment. 

1 commentaire:

Unknown a dit…

et le nzrcissisme, c'est une forme de nihilisme?